08/08/2024 0 Commentaires
La vie bonne dans la vie fausse
La vie bonne dans la vie fausse
# Prédications
La vie bonne dans la vie fausse
Prédication du dimanche de Pâques (17 avril 2022) au Temple Neuf à Strasbourg - Pasteur Rudi Popp
C’est enfin le Grand Soir, disent certains. Le bouleversement radical de l’ordre existant va bientôt renverser ce monde absurde ; la révolution s’imposera enfin par l’insurrection.
Le rêve, ou le cauchemar, du Grand Soir traduit toujours à nouveau un malaise de civilisation, si j’ose dire, que le grand philosophe de l’Ecole de Francfort, TheodorAdorno, a résumé en 1944 par une thèse qui reste d’une grande actualité : « Es gibt kein richtiges Leben im falschen » - « il n’existe pas de vraie vie, de vie bonne, dans la vie fausse ».
Car nous nous réveillons quotidiennement face à cette question : comment mener une vie bonne dans une vie fausse ou mauvaise, dans un monde structuré par l’inégalité, l’exploitation et la guerre ? Cela commence par les gestes les plus basiques : comment se nourrir sans exploiter la terre, les humains et les animaux ? comment se chauffer sans financer la guerre de Poutine ? comment se vêtir sans entretenir des chaînes esclavagistes ? comment connaître la réalité sans se laisser désorienter par des « faits alternatifs » ?
L’embarras suscité par ces questions, par cette thèse qui semble s’imposer par l’évidence - « Il n’existe pas de vie bonne dans la vie fausse » -, cet embarras peut promouvoir le rêve, le cauchemar du Grand Soir. Or en réalité, le Grand Soir étouffe, parce qu’il tombe dans l’absurde par ses propres contradictions que l’histoire a largement démontrées : le bouleversement radical de l’ordre existant produit un Nouveau Monde qui perd aussitôt son rang de nouveauté ; la révolution est rendue caduque par l’insurrection, et ainsi de suite.
Est-ce que seulement cela peut exister : une vraie vie, une vie qui est juste et bonne ?
Une vie pleine de sens, avec de la profondeur à la place des superficialités, libre de tout mensonge avec lequel nous nous trompons nous-mêmes et les autres ? Une vie dans laquelle je ne passe pas à côté de la vie, une vie qui vaut la peine d’être vécue…
Ou bien la vraie vie doit-elle à jamais rester un beau rêve, une illusion, parce « qu’il n’y a pas de vraie vie dans la vie fausse » ?
Pour le marxiste Adorno, le « tout faux » était la société industrielle qui envahissait et dominait tous les domaines de la vie. Une vie authentique et saine y est exclue. Toute vie est d’avance endommagée.
Ne peut-il pas y avoir de vie juste dans la vie fausse, parce que le monde dans son ensemble et l’existence de chacun sont d’avance déchirés par des contradictions internes, et que l’ensemble n’est pas le vrai, mais le faux, que l’ensemble appelle en permanence le Grand Soir ?
En ce matin de Pâques, chers amis, il faut commencer par vaincre le Grand Soir. Vous êtes-vous déjà posé la question pourquoi Pâques n’a pas eu lieu le soir ? Parce que Pâques est tous les jours de la vie un matin, un nouveau matin.
Pâques est ce Grand Matin dont nous pouvons vivre réellement, et qui nous apprend que la vie vraie, la vie juste dans la vie fausse, est une affaire de foi, d’amour et d’espoir.
La foi, l’amour et l’espoir peuvent libérer les humains des platitudes de l’ici-bas.
Celui qui vit de l’espérance voit plus loin que les personnes sans espérance. Celui qui vit par l’amour voit plus loin que les personnes qui agissent toujours par calcul froid et qui confondent le don de la vie avec une marchandise. Celui qui vit par la foi voit le monde, ses semblables et lui-même sous un jour nouveau, dans la lumière du matin.
Contrairement à l’impression de ceux qui se font de la vie chrétienne une idée si vague qu’ils prennent ce vague pour l’idée même de la vie chrétienne, la foi en la résurrection de Jésus-Christ crée un sens du possible.
Elle ne s’oppose pas au sens de la réalité, mais elle le modifie en plaçant la réalité dans l’espace du possible. Le fait que la vie soit vraie ou fausse, juste ou mauvaise, dépend de ce que je crois ou en qui je crois, de ce que
j’aime ou de qui je suis aimé, de ce que j’espère ou de qui espère en moi.
Le Grand Matin de Pâques ne crée pas une réalité bis, un arrière-monde : il place la réalité dans l’espace du possible. À partir de ce matin, chaque matin, les chrétiens croient qu’il y a une vie juste dans la vie fausse. Ils sont convaincus et certains qu’une telle vie se trouve dans la foi en Jésus, qui a vécu entièrement dans la vérité et à partir de la vérité.
Plus encore : que Jésus est la vraie vie, le chemin qui y mène et la vérité en personne.
Dans cette confiance, il est possible de faire le meilleur dans les conditions du réel, de vivre de la résurrection au lieu de rêver d’une insurrection.
C’est le grand principe de réalité de la vie chrétienne, souvent minimisé : dans l’esprit du matin de Pâques, il nous revient de prendre en charge le réel au lieu de le contourner par des fantasmes vides de sens.
J’aime cette idée, tant spirituelle que politique d’ailleurs, que nous devons faire le meilleur dans les conditions du réel, au lieu de chercher à créer une réalité prétendue meilleure.
C’est cela que représente l’expérience quotidienne du matin - se lever, se laver, se préparer, le recueillir, prendre du courage, et y aller : c’est la réalité de la résurrection.
Je crois que notre manière de vivre le matin est un gage de connaître la vraie vie ; une bonne routine matinale, qui me laisse le temps d’envisager la journée, est au moins aussi importante qu’un rituel de clôture du jour, le soir, pour un sommeil réparateur.
Aussi, la présence du Christ ressuscité se déploie concrètement dans ma vie quand je fais du matin une célébration.
La pratique juive, avec ses différents temps de prière fixes, s’ouvre tous les jours sur une prière qui redit la vraie vie : « Ô, mon Dieu, l’âme que tu as mise en moi est pure, c’est toi qui l’as créée, toi qui l’as formée, toi qui l’as insufflée en moi, toi qui la protèges en mon sein. »
En ce matin de Pâques, nous pouvons apprendre à remettre notre vie au matin : adopter une ‘routine chrétienne’ du matin, dont le matin de Pâques est la préfiguration, me permet de vivre « matinalement » (sans forcément me lever tôt).
La figure du Christ ressuscité devient pour moi la configuration à une expérience spirituelle quotidienne : tout moment de vie, qu’il soit fait de douleur ou de bonheur, peut ainsi devenir « résurrectionnel ».
Pour traverser les épreuves et reconnaître les bienfaits de mon existence, je peux ainsi prier, le matin :
Grâce te soit rendue, ô Dieu, parce que nous nous sommes levés ce matin, pour l’aurore de cette vie-ci. Qu’entre nous et tout projet se déploie le projet de Dieu ; entre nous et toute main, la main de Dieu. Qu’entre nous et toute douleur, soit présente la douleur du Christ ; entre nous et tout amour, l’amour du Christ. Ô Dieu, toi qui nous as menés à la lumière radieuse de cette nouvelle journée, mène-nous jusqu’au phare de l’éternité.
Amen !
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