La vie mérite d’en avoir compassion

La vie mérite d’en avoir compassion

La vie mérite d’en avoir compassion

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La vie mérite d’en avoir compassion


Prédication du 3e dimanche apr. la Trinité (3 juillet 2022) 

« Je suis dégoûtée de la vie. Le meilleur n’arrive qu’aux autres. Moi j’ai jamais ce que je désire, ou peut-être que mes désirs sont irréalisables. Je ne m’amuse pas ou plus, je ne suis plus excitée par rien, j’envie les autres, j’aime pas ma situation. Pourquoi moi j’ai pas droit à une vie sublime ? Vous voyez le système me dégoûte, je sais vous n’allez rien y faire mais personne ne me comprend, ma vie est trop nulle, rien d’excitant... Ceci dit je ne pense pas au suicide, mais de temps en temps je lève la tête au ciel et je demande au bon dieu de me prendre, j’en ai assez, je pense avoir tout vécu et rien ne me fait frissonner, tous les jours se ressemblent... »

Voici l’extrait d’un message qu’une femme a laissé sur un réseau social, comme vous en trouvez par milliers. Cette personne exprime l’éternelle insatisfaction de la vie par une ritournelle tellement difficile à supporter que les psychologues lui ont donné un nom : c’est le syndrome de Calimero !

Calimero est un personnage de dessin animé, crée en 1963. Ce poussin noir, portant une coquille d’œuf sur la tête, aimait à répéter : « C’est vraiment trop injuste ! »

Calimero prête donc désormais son nom à cette « maladie » de personnes pour lesquelles toutes les petites contrariétés du quotidien deviennent un prétexte pour se plaindre et se lamenter. Les « Calimeros » ont une fâcheuse tendance à nous agacer ; pourtant, derrière les jérémiades se cache bien souvent une vraie souffrance.

Bien sûr, cette observation n’a rien de nouveau, et l’on peut se demander pourquoi, en France, il faut toujours attendre que n’importe quel professeur de psychologie non invasive à l’université de Marly-Gomont publie un livre aux éditions de la Raclée afin qu’un phénomène humain soit pris au sérieux.

Car justement, la figure du prophète Jonas, qui semble clairement atteinte du syndrome de Calimero dans ce chapitre 4 du livre Jonas, montre que la Bible prend depuis longtemps cette souffrance au sérieux.

« Seigneur, dit Jonas, voilà bien ce que je craignais, c’est pourquoi j’ai fui vers Tarsis. Je savais que tu es un Dieu bienveillant et plein de tendresse, lent à la colère et d’une immense bonté, toujours prêt à revenir sur tes menaces. Eh bien, Seigneur, laisse-moi mourir, car je préfère la mort à la vie ! »

Jonas, le prophète raté, a subi la honte, l’humiliation suprême pour un prophète : sa prophétie de malheur a été démentie par Dieu lui-même qui préfère la bonté. Sa position de porte-parole de la justice divine impitoyable est devenue invivable : Dieu lui-même l’accuse maintenant de se tromper de Dieu !

Et comme les Calimeros d’aujourd’hui qui vont râler à cause du train en retard ou du café trop chaud, Jonas reporte l’expression de la honte sur quelque chose de bénin et de banal : une pauvre plante, d’ailleurs inconnue, que seulement la tradition médiévale a identifiée au « ricin » et qui se retrouve dans beaucoup de représentations du livre Jonas.

Sous cette plante pitoyable, le petit livre de Jonas s’achève sur une suspension de dialogue, sur une question rhétorique de Dieu adressé à Jonas et à toute l’humanité qui se plaint d’insatisfaction, une question qui reste éternellement suspendue : est-ce que la vie ne mérite pas d’en avoir compassion ?

Cette question est aussi une manière de prendre au sérieux le mal de Jonas. La question : « Est-ce que la vie ne mérite pas d’en avoir compassion ? », elle nous est aussi adressée en tant que lecteurs du livre. Car Jonas, franchement, il fait pitié ! Jonas est un prophète qui ne comprend rien, tout au long de cette histoire : ni l’appel de Dieu au chapitre 1, ni la conversion dans les profondeurs au chapitre 2, ni la prophétie du malheur au chapitre 3. C’est presque choquant qu’un personnage raté comme lui, un râleur, un Calimero ait trouvé une place aussi prestigieuse dans la tradition biblique et chrétienne.

Or justement, je crois que la figure de Jonas mérite cette place. Ce petit livre, apparemment si enfantin, cache un message qui va au-delà des leçons de morale et de bonne théologie : il invite à cultiver la compassion pour la vie, y compris pour ma propre vie, parfois déplorable et médiocre.

La plante de Jonas représente une éducation à la compassion dont nous avons existentiellement besoin. La plante encourage, dans ce dialogue entre Dieu et Jonas du chapitre 4, une plainte salutaire qui est bonne pour l’équilibre psychique : plus on laisse une personne exprimer ce qu’elle ressent, moins elle aura besoin d’y revenir de façon récurrente. Certaines cultures, p.ex. africaines, donnent à la plainte une fonction publique : elles ont compris que si la douleur n’est pas manifestée, elle gangrène l’être de l’intérieur.

La pointe du chapitre 4 de Jonas n’est donc pas de reprocher à Dieu sa clémence, ou d’insister sur le caractère définitivement raté de la mission du prophète Jonas. Je crois que le livre Jonas m’invite d’abord à parler de Dieu de façon responsable :

L’affirmation qu’un croyant « croit en Dieu », ou qu’un soi-disant incroyant « ne croit pas en Dieu », doit toujours être suivi de la question : en quel Dieu ? L’épopée de Jonas est un itinéraire qui se fonde sur une double question : de quel Dieu reçois-tu ta foi ? Et une fois nommé, le connais-tu vraiment ?

Car avec Jonas, j’apprends qu’une conversion n’augmente pas forcément les croyances, mais qu’elle me fait davantage perdre mes illusions, mes projections. L’histoire de Jonas démonte aussi un archétype de Dieu qui prétend que Dieu soit un terrible juge devant lequel il n’y aurait pas de deuxième chance.

Jonas souligne une chose essentielle pour la vie spirituelle de tout humain : de Dieu, nous avons constamment tout à apprendre, quel que soit notre état de croyant, de converti, dé-converti, chrétien ou athée par conviction ou par convention. C’est pourquoi il n’est pas bon de faire de la question de Dieu un tabou ou un interdit : le mutisme théologique laisse s’installer une fausse image de Dieu dans les cœurs et les têtes. Celui qui tait la question de Dieu accepte que l’idole se propage.

Quels que soient nos expériences de vie, plus ou moins déplorables, nos désespoirs et lassitudes, nos essais ratés de parler de Dieu en tant que croyants ou incroyants, le livre Jonas nous transmet cette question lancinante de Dieu, adressée à tout humain (et surtout aux râleurs et calimeros) : est-ce que la vie ne mérite pas d’en avoir compassion ? Amen.

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