Prévoir la disponibilité

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Prévoir la disponibilité

Prédication du dimanche 20 nov 22


Nous vivons plus intensément que jamais l’attente d’un monde nouveau, et notre patience est mise à rude épreuve. Nous devrions donc être consolés à l’idée que l’Évangile nous offre ce matin une parabole destinée à stimuler la patience, à nous préparer et introduire à une juste manière d’attendre.

Or, vous avez peut-être ressenti une certaine déception, en écoutant la lecture biblique. La parabole des dix jeunes filles est un de ces récits évangéliques où rien n’est ni bien logique, ni bien crédible. Dix jeunes filles invitées à des noces s’assoupissent toutes en attendant l’époux qui tarde. Lorsque celui-ci arrive enfin au milieu de la nuit, les jeunes filles — qui toutes dorment — se réveillent et préparent leur lampe. Certaines se rendent compte qu’elles n’ont plus d’huile, et demandent à leurs compagnes de les aider. Ce que ces dernières refusent. L’époux entre alors dans la salle de noces, avec celles, qualifiées de « avisées » ou « prévoyantes », qui avaient de l’huile - mais qui auraient pu tout aussi bien être qualifiées d’égoïstes, puisqu’elles avaient refusé de dépanner leurs compagnes ! La porte de la salle des noces se referme ensuite et, aux jeunes filles dites « insensées » ou « imprévoyantes » qui suppliaient d’entrer, le Seigneur donne cette réponse inattendue autant que définitive et cruelle : « Je vous le déclare, c’est la vérité : je ne vous connais pas. »

Enfin, dernier élément absurde : selon Matthieu, la morale de cette histoire est celle-là : « Veillez donc, car vous ne connaissez ni le jour ni l’heure. » Or les jeunes filles dites avisées s’étaient endormies tout comme les jeunes filles dites imprévoyantes. Personne n’avait veillé !

Si déjà la conclusion de cette parabole est illogique par rapport à l’histoire elle-même, le contenu du récit s’oppose également à l’enseignement habituel de l’Évangile. Jésus, qui a l’habitude d’exhorter ses disciples à partager, ne sanctionne pas dans ce cas-ci l’égoïsme de celles qui refusent de donner un peu de leur huile pour que toutes puissent allumer les lampes. Pire, ce sont celles qui n’ont pensé qu’à elles-mêmes qui sont récompensées tandis que les autres sont cruellement punies. Et la condamnation est définitive et sans appel : celles qui ont couru acheter de l’huile s’entendent tout simplement dire que c’est trop tard : « Vous n’étiez pas là au bon moment ; je ne vous connais pas ! » La seule faute des jeunes filles dites « insensées » est leur imprévoyance ; or, souvenez-vous du sermon sur la Montagne, Jésus recommande de ne pas s’inquiéter de ce dont le lendemain sera fait. Prévoir est inutile : le riche dont les greniers débordent est surpris par la mort, etc.

Enfin, autre fait à verser au dossier : le Père, que Jésus présente en général comme Celui qui pardonne les pires fautes, reçoit, dans cette parabole, les traits d’un Seigneur qui prononce une condamnation sans appel et d’une sévérité sans commune mesure avec la « faute ».

Il y a donc de quoi s’impatienter pour savoir comment l’évangéliste Matthieu compte nous rendre accessible la patience de l’attente par cette parabole !

Matthieu place cette parabole dans le prolongement du discours sur la fin du monde. Jésus vient d’annoncer les signes de la fin et il s’apprête à raconter le jugement dernier, que nous avions entendu dimanche dernier. Dans ce contexte, Matthieu place trois paraboles sur l’importance de veiller : celle du voleur qui vient nuitamment pénétrer dans la maison ; celle du serviteur digne ou indigne de confiance ; puis celle des dix jeunes filles.

Et ce qui est d’emblée frappant dans cette parabole, c’est que le Royaume est semblable non seulement aux filles « avisées », mais également aux « imprévoyantes » ! Le texte dit simplement : « Le royaume des cieux ressemblera à dix jeunes filles qui prirent leurs lampes et sortirent pour aller à la rencontre du marié. »

Cette prémisse est décisive pour la compréhension de l’histoire : comme dans la parabole du bon grain et de l’ivraie, Matthieu imagine la communauté chrétienne comme un « corps mixte » : nul ne sait, au bout du compte, qui est qui et qui sera d’un côté ou de l’autre de la porte !

Ce qui distingue dans un premier temps les deux groupes de jeunes filles, c’est que les unes ont de l’huile en sus dans des fioles tandis que les autres n’en ont pas ; sur ce, toutes s’endorment. Et le sommeil de l’ensemble des jeunes filles n’est pas coupable, puisque l’époux tarde à venir.

C’est au moment de l’annonce de sa venue que l’histoire se précipite. Les « imprévoyantes » demandent de l’huile aux « avisées », qui les renvoient vers les marchands. Ce détour par les marchands explique leur absence au moment de la « rencontre » décisive, et leur impossibilité d’entrer dans la salle des noces. Ce qui est décisif n’est donc pas le manque d’huile, mais l’absence au moment de l’arrivée de l’époux, au moment de la rencontre décisive.

On comprend alors que la parabole ne doit pas être interprétée sur le mode éthique : les « avisées » ne sont pas généreuses - elles ne partagent pas leur huile ; elles donnent un mauvais conseil aux « imprévoyantes » en les éloignant de la salle des noces- comme si elles voulaient garder l’époux pour elles !

Le questionnement de la parabole est existentiel : qu’est-ce qui fonde l’individu ? Qu’est-ce qui fait que je suis qui je suis ? L’Évangile répond : une attente, un désir et une rencontre.

Par rapport à l’attente, l’image de posséder de l’huile permet seulement de ne pas être occupé à autre chose au moment crucial, moment où l’on ne peut compter que sur soi-même, dans la mesure où la rencontre avec l’époux relève du singulier et ne peut s’expérimenter par procuration avec « l’huile des autres », pour ainsi dire.

Par rapport au désir, la veille que la parabole recommande signifie une forme de préparation à l’inconnu. « Veillez donc, puisque vous ne connaissez ni le jour ni l’heure », cela veut dire : restez dans le désir de ce que vous ne connaissez pas. Ne préjugez d’aucune culpabilité dans ce désir : le sommeil n’est pas coupable. Ne rien faire n’est pas coupable.

Par rapport à la rencontre, il est question de disponibilité. La disponibilité ne signifie pas ici que « faire » telle ou telle chose, ou « avoir » telle ou telle chose, soit bien ou mauvais en soi. C’est la présence à l’instant de la rencontre qui fait la différence. C’est là la grande question de cette parabole : suis-je disposé à être disponible pour ce moment-là ?

La parabole des dix jeunes filles vient ainsi nous interroger sur ce qui fait que je suis qui je suis, ce qui fonde l’individualité de ma vie en Christ : la disponibilité, la liberté de ne pas combler tout désir, l’ouverture vers un inconnu. Qu’est-ce qui nous empêche, dans la situation d’aujourd’hui, de vivre cette attente, ce désir, cette rencontre ?

Par rapport à l’attente, nous sommes certainement dans la plus grande difficulté. Dans une vie où tout est calculé, assuré, chiffré, la possibilité de ne pas être occupé à autre chose au moment crucial, d’être prêt soi-même, ne s’offre pas immédiatement. Il faut apprendre à cultiver l’attente, à prévoir l’imprévisible, concrètement : à planifier des temps non planifiés. Ne pas savoir ce que je ferai cet après-midi devient alors le signe d’une forme de préparation que j’ai du mal, moi-même et les autres, à reconnaître positivement. Mais ce rapport au temps signifie l’ouverture vers un inconnu qui fonde ma vie en Christ.

Par rapport au désir, c’est encore plus compliqué : qui de nous est maître de ses désirs ? Comment pourrions-nous rester dans le désir de ce que nous ne connaissons pas ? Cette liberté de ne pas combler tout désir n’est pas franchement valorisée dans notre société : au contraire, il faut satisfaire le moindre désir dès qu’il se pointe ! Cela est même considéré comme la plus grande de nos libertés, de pouvoir d’assouvir et donc supprimer le désir par une satiété qui paraît ensuite plate et morne…

Dans la vie chrétienne, nous sommes fondamentalement disposés à la rencontre par la communion que nous pouvons vivre dans, sur le seuil et en dehors de l’Église. La rencontre avec le Christ nous est communiquée dans nos célébrations, mais aussi dans les situations les plus insignifiantes d’apparence du quotidien, comme dans nos grands combats.

Et par l’expérience de l’Église, nous savons aujourd’hui, peut-être mieux que Matthieu le savait : l’instant de la rencontre avec le Christ dure une éternité. Aujourd’hui, l’Évangile nous invite alors à nouveau à nous interroger, chacun dans sa vie individuelle : suis-je disposé à être disponible pour cette rencontre d’éternité ? Amen !

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