Une spiritualité de la contestation

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Une spiritualité de la contestation

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Une spiritualité de la contestation

Prédication du dimanche 5 mai 2024 - Exode 32, 1-14 

Pasteur Rudi Popp

Le Seigneur nous accueille en ce dimanche Rogate (« Priez ») pour nous interroger sur notre attente dans la prière et la spiritualité : sommes-nous face à un pouvoir divin qui « calcule » avec nos vies, ou devant une idole dont je dois calculer l’efficacité ? 

Nous lirons avec ces questions le récit du veau d’or, qui renvoie vers des systèmes d’existence artificielle créés pour faire plus que ce que nous, humains, pouvons faire naturellement. Ces systèmes prennent-ils le rang de dieux dans notre monde technique ? Où pouvons-nous, avec leur aide, acquérir des qualités quasi divines ? L’homme s’améliore-t-il enfin en homme-dieu ? Ou bien risquons-nous encore d’adorer des idoles et de perdre ainsi notre humanité ?

(Lecture biblique)

Si vous avez cru jusqu’à présent que le veau d’or n’était qu’une farce de nomades déshydratés de temps et lieux reculés, détrompez-vous! L’histoire se passe en Californie, au cœur du monde de demain en fébrile développement, au pays à la devise «Eurêka!» — J’ai trouvé! — et, par conséquent, dans votre poche : il suffirait de sortir votre téléphone pour commencer.

En 2015, l’ingénieur franco-américain Anthony Levandowski y a fondé une église en ligne appelée «Way of the Future» (le Chemin de l’avenir) afin de «développer et de faire progresser la connaissance d’une divinité basée sur l’intelligence artificielle».

«Way of the Future» part de la conviction qu’il y aura un point à partir duquel l’humanité sera irrémédiablement distancée dans ses capacités intellectuelles par les algorithmes, et transforme ce calcul en quelque chose de désirable, qui mérite d’être recherché et vénéré. Les possibilités d’une telle superintelligence incluent l’éveil à une sorte de conscience surhumaine, perfectionnée pour soulager la conscience individuelle.  

En Californie, il ne se passe guère de jour sans que les derniers développements technologiques n’enflamment les réseaux sociaux, comme une bonne ou une mauvaise nouvelle, cette nouvelle spiritualité s’inscrit dans le sens général de l’histoire humaine : la technique sert à perfectionner le réel, afin d’optimiser l’utilité et l’efficacité de l’humain. Il y a là une forme d’acceptation de la réalité, que la science et l’intelligence artificielle pourraient simplement rendre parfaite, pour trouver le repos dans le monde tel qu’il sera après le «enhancement», l’amélioration technique de l’humain, dont le premier attribut est le caractère payant. Et puisque ça paie, ça peut coûter très cher… 

Très schématiquement, on peut opposer à cette «spiritualité artificielle» deux catégories de comportement devant le «divin» plus classiques. Nous connaissons tous une spiritualité qui a généralement pour projet de nous aider à supporter ce que nous avons à vivre. Dans cette perspective, nous ne pouvons rien changer au réel; le but de la spiritualité est alors de nous aider à affronter le réel avec ses épreuves de la vie.

Les religions orientales, et notamment le bouddhisme, partagent cette perspective : la spiritualité vise à nous permettre d’accepter le réel afin d’apprendre à l’aimer. La vie intérieure repose sur l’effort et la discipline qui conduisent à la maîtrise de soi, afin de donner cohésion et harmonie à notre vie.

Si cette dimension n’est pas étrangère à la spiritualité biblique, nous trouvons dans la Bible hébraïque une dimension assez différente, qui repose non pas sur l’acceptation ou l’amélioration de la réalité - mais sur sa contestation.

La relation à Dieu inaugurée par Abraham ne repose pas sur l’acceptation d’un destin humain, serait-il augmenté par quelque intelligence, mais sur sa contestation. Dans cette logique, la vie chrétienne fait de l’interrogation le fondement de la démarche religieuse et de la prière : l’intention de la religion n’est pas d’expliquer le monde. La prière en particulier naît d’une protestation contre ce monde, y compris celui qui peut être décrit, expliqué, perfectionné par la science et l’intelligence artificielle. 

La spiritualité biblique est la voix d’une conscience qui ne peut trouver le repos dans le monde tel qu’il est ou tel qu’il sera amélioré, mais qui a pour objet de le dépasser. Cette contestation est la dignité de l’humanité. Dans la Bible hébraïque, la contestation ne s’applique pas qu’au réel mais… à Dieu lui-même. 

Dans le récit du veau d’or, Dieu décide de détruire le «peuple à la nuque raide» - mais Moise prend la défense de ce dernier. Il commence par dire à Dieu qu’il ne pouvait pas détruire son peuple, sinon les Égyptiens se moqueraient de lui en disant : «Qui est ce Dieu qui emmène son peuple au désert pour le détruire?» 

Ensuite Moïse rappelle à Dieu les promesses faites à Abraham, Isaac et Jacob de donner une terre à leur descendance. Comment pourrait-il revenir sur sa promesse? 

Enfin, Moïse utilise un dernier argument : «Pardonne leur péché! Sinon, je t’en prie, efface-moi de ton livre que tu as écrit». Ainsi, «Moïse apaisa la face du SEIGNEUR, son Dieu», en lui parlant. Devant Dieu, après le passage par la mer fendue en deux, l’épisode de l’eau sortie du rocher, de la manne comme nourriture, après le don des commandements, l’attitude normale de Moïse serait celle de la soumission. Or Moïse n’est pas dans une spiritualité de la soumission. Il n’hésite pas à interpeller Dieu, à lui dire qu’il n’est pas d’accord, à lui rappeler ses promesses, à choisir la solidarité avec son peuple plutôt que de continuer à suivre un Dieu qui se comporterait comme un tyran.

Prier, c’est se présenter devant Dieu dans la vérité de notre vie, se retrouver créature devant le créateur, enfant devant le Père. Prier, ce n’est pas informer Dieu de ce qui se passe sur notre terre pour lui dire ce qu’il a à faire, c’est dire à Dieu ce que nous sommes et ce que nous vivons : notre désir, nos combats, notre joie, nos révoltes… C’est invoquer sa présence dans tous les domaines de notre vie. 

Prier, c’est aussi se recueillir, s’arrêter, prendre le temps de la halte pour accorder notre vie à celle de l’Évangile. La prière est parole, elle est aussi écoute. Parfois cette écoute est douloureuse : la prière nous pétrit, nous dépouille de nos fausses ambitions, nous appauvrit de nos fausses richesses, elle nous change.

Prier est un acte gratuit. Dans notre monde marqué par la production d’une vie meilleure, elle conteste nos intelligences sécurisantes et nos sécurités artificielles. Elle nous rappelle que Dieu se situe au-delà des catégories de l’utile et de l’inutile. Elle nous met à distance de nos bruits et de nos soucis pour nous apprendre la gratuité et ainsi, la véritable liberté humaine. Amen! 

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